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  • Photo du rédacteurLise Blanc

Inde - carnet de voyage 7 - Le feu de mes entrailles

Dernière mise à jour : 14 août 2020



Nous sommes le 28 août 2016

Aujourd’hui, ça fait un an jour pour jour que mon parrain, Serge, est mort. Je pense fort à Sonia depuis quelques jours, et compte bien passer du temps à lui écrire un joli message. Ce matin, j’ai émergé de mon sommeil avec le plexus solaire bloqué, le souffle presque coupé. Je suis angoissée à mort, et je n’ai aucune explication à cela. Mes angoisses m’ont foutue la paix depuis des mois, c’est pas normal. Peut-être est-ce parce que je pense à Serge ? Je n’en sais rien et mets ça sur le compte du «c’est pas grave, ça passera ».


Aux aurores, un ami de Bree m’emmène à la gare. Je vais sauter dans le prochain train pour rejoindre Jonas, à Verkala. Ça va m’apaiser, de le savoir à mes côtés. Le train part avec trois heures de retard, et je n'arrête pas de penser à maman. Vivement que je l’appelle !


Je descends à Verkala. Jonas m’a bien indiqué l’hostel où il séjourne. Il a négocié un bon prix pour moi et il m’a dit qu’il y avait aussi d’autres filles de Lausanne; des potes à lui. Ça va être cool, de retrouver un peu de Suisse après presque deux mois à vadrouiller. C’est super beau ici. C’est calme, posé. Il y a des centres de Yoga. J’aime l’ambiance des lieux. Le proprio me passe la clé de ma chambre. La première chose que je lui demande, c’est le mot de passe du wifi. Il me sourit et me le donne. Il me dit qu'internet fonctionne. Super !


Je monte dans ma chambre. C’est le méga grand luxe. Rien à voir avec tous les endroits dans lesquels j’ai pioncé jusqu’à présent. Déjà, c’est propre. Ensuite, c’est grand, spacieux, lumineux. J’ai la vue sur l’océan. Tout ça pour 10 balles par nuit. Bon, ok... C’est cher, 10 balles par nuit, pour moi qui n’ai jusqu’alors pas franchi la barrière des 10 balles par jour depuis sept semaines. Mais je suis bien. Ou presque... J’ai la boule au ventre et... Il faut que j’appelle maman. J’ai essayé ce matin encore, mais elle ne m’a pas répondu. Bref, je pose mon sac à dos au coin de mon lit de palace : lit deux places, avec une literie plus que confortable. Puis je branche mon portable qui est déchargé et l’allume.


Deux messages s’affichent à l’écran.


Le premier : Papa : « Rappelle vite, urgent. »

Le second : Kelly (ex-copine de mon frère): " Lise, si tu peux nous rappeler rapidement stp, c’est assez important..." S’ajoutent ensuite trois appels en absence de la famille proche. Je m’assieds par terre et prends une grande inspiration.


À ce moment-là, je sais que le ciel va me tomber sur la tête.


J’appelle papa. Pas de réponse."Bordel de merde il sait pas répondre au téléphone ou quoi ?"

J’appelle Paul. Il décroche. Il a le souffle court, et n’arrive pas à articuler deux mots.  "Parle moi putain, qu’est ce qui se passe? Paul, putain qu’est-ce qui se passe ?" Toujours rien. Il raccroche. Je tremble. J’ai des fourmillements qui apparaissent dans les mains et je sens des décharges électriques traverser mon bide et se coincer dans mon plexus solaire. J’essaie de respirer correctement et calmement, une main posée sur mon abdomen. Je le rappelle.


Au bout du fil, les abysses : « Lise, il faut que tu rentres. Maman est morte."


C’est tombé comme ça, brutalement. Bim, bim bim, droite, gauche, droite, et un uppercut dans ta gueule. Plaquée au sol.

J’aurais voulu hurler, mais aucun son n’est sorti de ma bouche. Le souffle coupé, j’ai encaissé le choc à travers une hyperventilation qui a duré trop longtemps. Seule. Putain. Je suis seule au monde dans ce putain de pays et je vais crever là. C’est pas possible. Je rappelle mon frère. "Dis-moi que c’est pas vrai. C’est quoi c’te merde."

Il me répète ces mots qui me fendent en deux.

- "Quoi, comment ? T’es avec qui, Paul ?"

- "Je suis à la maison, avec les copains. Ils sont tous là..." J’implore les copains de rester, de pas laisser mon grand frère seul. "Prenez soin de lui, s’il vous plaît occupez-vous de lui. Moi ça va, je vais me démerder, j’me démerde toujours..."


Jonas. Putain, il est même pas là. J’essaie de l’appeler dix fois. Pas de réponse. J’appelle papa. Enfin, il me répond. Il me dit : "Ah, t’es au courant... J’aurais voulu que ce soit moi qui te le dise... Lise, il faut que tu rentres."

- "Mais j’ai pas envie de rentrer, moi ! On m’arrache à cette putain de Terre ! Je suis trop bien ici, ça sert à quoi, de rentrer ?"

- "Voir le corps, Lise. C’est important..."


J’arrive pas à encaisser toutes ces infos. Un film. Une putain de science-fiction, voilà dans quoi je me trouve. Je suis coupée de moi-même, j’ai la sensation d’être détachée de mon corps. Comme si je flottais dans l’espace et que j’observais la Terre depuis en haut. Comme si j’avais été projetée dans une autre galaxie. J’ai l’impression de voler dans l’univers, d’avoir été déracinée du monde. Déracinée de ma mère et bientôt déracinée de ce pays que je considère comme le mien. Ça fait trop d’infos d’un coup et beaucoup trop de déracinement à la fois. Mes pieds ne touchent plus terre.


Alors c’est ça, cette sensation d’être coupé de soi-même lorsque l’on vit un traumatisme ? Des femmes qui s’étaient faite violer parlaient du choc vécu tel que je le décris ici. Lorsque la douleur est trop intense, l’esprit se détache du corps pour se protéger. C’est un état de déréalisation total. Une échappatoire de la réalité pour protéger la matière grise.


Mon cerveau n'arrête pas de se répéter que c’est pas possible. "Tu vas te réveiller, Lise. Tu vas sortir de ce putain de cauchemars. Tu vas rentrer, et la serrer dans tes bras."


À un moment donné, j’essaie de me résonner. J’ai qu’une chose en tête: que Jonas me prenne dans ses bras. Faut pas que je reste seule. Je me parle à moi-même, à voix haute : "Ça va aller Lise, t’es une putain de warrior, ça va aller, j’te le promets. T’es une putain de guerrière ! Tu vas trouver la force de te lever et de demander de l’aide." Je me mets un coup de pied au cul et sors de la chambre, inerte. Je descends les trois étages agrippée à la barrière, en suffocant. Un mec est là, à l’extérieur. Je m’effondre en larme: "Jonas, putain t’as pas vu Jo?"


Jonas apparaît 15 minutes plus tard. Je cours dans ses bras : "Jo... Jo, maman elle est partie." Il me serre contre lui, me caresse les cheveux, je sens son coeur battre presque encore plus vite que le mien. Ça lui fend l’âme de voir des gens désemparés. Lui a vécu la même chose que moi, à mon âge, sauf que c’était son papa qui était parti rejoindre les étoiles...


"Mec il me faut un billet d’avion, faut que je rentre." Il me prend par la main. Il est avec ses copines de Lausanne. Elles me consolent comme elles peuvent. J’appelle la famille des dizaines de fois. Tout se bouscule en moi. J’entends les mots "hôpital", "faible", "pas bien depuis 15 jours".

Je m’entends alors presque hurler que "c’est pas vrai, qu’ils sont pas sérieux, pourquoi vous m’avez rien dit ? J’ai même pas pu lui dire au revoir. Bordel de merde. Je rentre, c’est bon. Je vais me démerder. Je vous rappelle."


J’ai la rage, la haine, et en même temps je suis complètement à l’ouest. Hors du temps. Hors du corps. Hors de moi. La réalité m’échappe totalement. J’y comprends rien. C’est pas possible. Non, c’est pas possible... C’était le paradis depuis des semaines, ici. J’peux pas quitter ce pays, c’est chez moi, j’peux pas rentrer maintenant. Vous pouvez pas me faire ça. Bordel de merde !


Eh bien si. "Il faut rentrer, petite soeur." Je m’y résigne.


Jonas a sauté dans le même taxi que moi pour aller à l’aéroport. Il m’a aidé à trouver un billet d’avion. Il m’a aidé à négocier avec des gens qui en avaient rien à foutre de m’aider ou pas. Ils secouaient tous gentiment la tête de droite à gauche, comme seuls les Indiens savent le faire. Ça m’a rendue dingue ! J’aurais pu tous les gifler. Les nerfs à vifs.


Ça nous a pris des heures, de dénicher un billet d'avion. Ma carte bancaire ne fonctionnait pas. J’ai dû passer par les copains en Suisse, pour qu’ils m’aident à finaliser le paiement, avec, au bout du fil, une femme incroyablement gentille, qui bossait chez Ethiad Airways à Londres... Un sacré bordel ! Je l’ai vécu comme un enfer sans fin.


À 22h, mon vol était finalement booké. J’allais m’envoler à 4h du matin pour la Suisse. Jonas a dû me laisser quand je suis rentrée dans l’aéroport. Je me suis confondue en excuses auprès de lui, je l’ai remercié à n’en plus finir et je suis partie patienter. J’ai jamais autant pleuré de ma vie. Seule, dans ce putain d’aéroport. Je faisais pitié à voir. Tellement pitié qu’un gars m'a filé un billet et une bouteille d'eau. J’ai esquissé un sourire en coin. Va te faire foutre... Qu’ils aillent tous se faire foutre.


Les copains de Suisse ont passé la nuit à m’appeler et à m’envoyer des tonnes de messages. La magie d’internet... Gratitude.


Sonia m’a appelée. À moi de lui dire: "Oh putain ma belle... J’ai pas arrêté de penser à toi aujourd’hui... J’crois pas qu’ils soient mort la même date à une année d’intervalle. J’voulais t’écrire un joli message, j’ai pensé fort à toi, et aux enfants, ces jours-ci... Serge était ma bonne étoile pendant ce voyage... Putain !"

Cette femme est mon cadeau du ciel. Elle a été et est encore mon plus beau soutien. Un rayon de soleil qui brille en permanence malgré tous les décalages horaires du monde...


J’embarque dans l’avion. On fait une escale à Dubaï, ou Abu Dhabi, allez savoir... Je suis tellement à l’ouest que l'endroit géographique de mon propre corps est la dernière de mes préoccupation. J’atterris à Genève le lendemain. La première personne qui me tend les bras est... eh bien c’est mon amie Sandra. Elle a bravé les douanes : elle m’attend là où l'on récupère les bagages. Elle ne me dit rien. Elle me regarde simplement, avec son regard rempli d’amour. Je pleure dans ses bras. Elle a les larmes aux yeux. Mon sac à dos ne vient pas. Elle remplit la paperasse pour moi.

- "Tu veux que je t’emmène en Valais, Lise ?"

- "Mais... Et ton job ? C’est lundi... Tu... Euh... Tu ne bosses pas?"

- "On s’en fout, Lise. T’inquiète pas."

- "Je sais pas, je crois que mon papa est là..."


On sort et je vois papa. Je le sers dans mes bras et lui présente Sandra. Elle sourit toujours. Elle transpire d’amour et de compassion. Cette femme aurait pu s’incarner en Dalaï Lama, je vous jure.

Merci, Sandra, merci... Tu as été ma première bouffée d’oxygène en débarquant. Ta présence m’a touchée au plus profond.


Sur le trajet du retour, je passe deux heures à mettre des mots sur mon voyage de fou et à expliquer à papa à quel point l’Inde, c’était incroyable: tout ce que j’y ai vécu, toute les belles rencontres, tout le bonheur du monde. "Tu vois, j’ai bien fait d’écouter personne d’autre que moi et de partir là-bas..." Lui dis-je.

Je suis dans le déni total. Encore à des années lumières d’affronter la réalité qui m’attend au bout de cette foutue autoroute A9.


J’arrive à la maison. On me fout des papiers devant la gueule. On fait quoi de la maison ? Faut bloquer les assurances, appeler les banques. J’y comprends rien. Y’a les copains qui sont là. Je pleure, j’appelle Fabien. "Mec, un p’tit vol en parapente un de ces jours?" Je suis toujours loin du bal et l’adrénaline n'est pas encore retombée. J’appelle les amis. "J’ai besoin de vous, les gars. Y’a des bières au frais, passez. On a besoin de vous, vraiment... Quoi ? Du rhum, ramenez du rhum... "


L’alcool me paraît-être la réponse la plus juste au traumatisme que mes cellules ont encaissé ces dernières 24 heures. Que faire d’autre, en de pareils instants ? Rien.

Entre deux gorgées, les pleurs. Entre deux accolades, des reniflements. Entre deux blagues, l’effondrement.


Puis il faut préparer l’enterrement, faire le faire part. Voir le corps de maman. Deux fois.

Un corps est un corps. Je sais que l’âme y réside et là, elle s’est envolée. Paisiblement, me dit-on. "Elle s’est endormie, et elle ne s’est pas réveillée, petite soeur..."

On parle de faire une autopsie. J'acquiesce.


Puis il faut sortir et affronter le regard des gens qui te sourient timidement, par pitié. "On est fort, Paul. Ça va aller. On est ensemble. C’est tout ce qui compte."


Oui, c’est tout ce qui compte. Car aujourd’hui, toi comme moi, frérot, on a pris dix ans dans la gueule. Faudra qu’on soit adulte. Qu’on soit ensemble. "J’voudrais tellement la serrer fort contre moi, tu sais..." Je pleure. Il pleure. Papa est plutôt démuni. Que faire ? Que dire ? Rien. Aimer. C’est tout. Boire aussi, beaucoup. Alors ce soir buvons, à la santé des êtres aimés, à cette vie qui semble s’arrêter en un claquement de doigt. À Cette vie qui coule dans nos veines même si, aujourd’hui, tout en nous semble être anesthésié. La douleur apparaîtra bien assez vite. Bien plus tôt que ce que l’on pense. En attendant, rions, jouons, fumons et buvons, les amis.

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