Mercredi 27 novembre 2019 Depuis que j’ai posé les pieds sur l’île du sud, beaucoup de personnes qui m’ont prise en stop m’ont parlé de l’île de Stewart et m’ont vivement conseillé d’y aller. Stewart Island est une petite île sauvage et préservée, facilement accessible en bateau depuis Bluff. C’est aussi le deuxième point le plus proche de l’Antarctique, après Ushuaia. L’Antarctique ? J’ai bien entendu l’Antarctique ? Ça me tente bien, tout à coup ! Il y a une great walk* qui fait le tour de l’île, circuit réalisable en huit jours. Je me dis que ça m’échauffera un peu, avant d’attaquer le Te Araroa. (TA) *Les great walks sont des chemins balisés et facilement accessibles. Réveil à 6h45, ce matin. Je prépare mon baluchon et Graham m’emmène à Bluff. Graham, c’est un monsieur incroyable qui m’a prise en stop hier et m’a proposé de dormir dans sa grande et jolie maison, aux alentours d’Invercargill. Je le remercie chaudement et m’installe dans un café, en attendant que le guichet du bateau ouvre. J’ai un grand sourire dessiné sur mes lèvres, malgré une angoisse présente. C’est toujours comme ça, avant de commencer quoi que ce soit dans la vie. J’ai des peurs qui remontent, encore et toujours. Mais je me dis que c’est passager, que tout va bien se passer.
À mon arrivée sur l’île, je file à l’office du Department Of Conservation (DOC)*, afin de me renseigner sur la balade qui m’attend ces prochains jours. La jeune fille Taiwanaise qui y travaille me conseille de prendre l’itinéraire de trois jours, au lieu de celui de huit-dix jours. Je souris et l’écoute patiemment me débriefer sur la difficulté de ce qu’y m’attend : « Le trek de 10 jours est dangereux. As-tu l’habitude de marcher ? As-tu une toile de tente ? Suffisamment à manger ? Un GPS ? Il pleut énormément, ici. Il y aura beaucoup de boue et tu vas progresser lentement. Des fois, les gens se perdent... » Elle me fout la pression celle-là ! J’ai l’impression que je m’apprête à ascensionner l’Aconcagua ou le Mont Vinson, de t’chieu ! Bon, moi, j’ai décidé que j’allais attaquer la balade de dix jours. Et, quand Lisou elle a décidé, eh bien... elle a décidé, point. Je lui fanfaronne que je viens de Suisse, que j’ai l’habitude des longues heures de marche en montagne, et que ce ne sont ni quelques troncs d’arbre en travers du chemin, ni un peu de boue qui vont me faire reculer. Je lui sers un baratin mensonger, alors que cela fait deux ans que mes pieds n’ont pas vu l’ombre d’une paire de chaussures, à l’exception des tongs que je portais uniquement pour aller travailler. Et encore, à peine arrivée au bureau, je me déchaussais et ne les remettais que pour sortir du bâtiment. Quant aux montagnes, la plus haute que j’ai dû voir ces dernières années doit à peine frôler les 800m d’altitude. *Le Department of Conservation est le service public de la Nouvelle-Zélande chargé de la conservation du patrimoine naturel et historique de la Nouvelle-Zélande. Je quitte l’office du DOC et me dirige à la superette du coin pour m’approvisionner en nourriture, alors que mon sac en est déjà surchargé. À Wellington, le week-end dernier, j’ai acheté le matériel nécessaire à ma survie pour ces prochains mois et ai découvert, par la même occasion, l’enseigne « Pack N’Save » : une chaîne de magasin d’alimentation aux prix corrects, où je me suis amusée à acheter tout un tas de produits en vrac (flocons d’avoine, lentilles de corail, fruits secs, graines en tout genre, mais aussi du lait en poudre, des tisanes, des noodles, des herbes de Provence, du sel, du cacao en poudre, des tablettes de chocolat, de la viande séchée, du fromage...). Néanmoins, la peur de ne pas avoir suffisamment de provisions et de mourir de faim me pousse à bourrer mon sac - pourtant déjà trop lourd et plein à craquer - de céréales, de barres protéinées, et même d’un kilo sucre. Pourquoi 1 kg de sucre ? Je n’en sais rien. Peut-être juste pour le mettre dans mon thé ou dans mon cacao, ou encore au cas où je me retrouverais proche de l’agonie, soudainement frappée par une crise d’hypoglycémie. Je ne sais pas pour combien de jours de nourriture j’ai, mais il me semble que je pourrais arriver jusqu’à Cape Reinga sans me réapprovisionner, tant mon « bébé » (c’est le nom que j’ai donné à mon nouveau meilleur ami ou à mon pire ennemi, ça dépend des moments) en est chargé. C’est ainsi que je me retrouve à porter un monstre de plus de 20 kilos. Un supplice. Je suis obligée de le poser par terre pour l’enfiler. S’ensuit un enchaînement comique (du moins d’un point de vue extérieur), que je regrette aujourd’hui de ne pas avoir filmé. Poster un tel dossier en ligne aurait été synonyme de succès et de célébrité jusqu’à la fin de mes jours. L’enchaînement se produit de la manière suivante : tout d’abord, je dois m’assoir par terre afin de placer les lanières sur mes épaules (partie de mon corps déjà passablement douloureuse) ; ensuite, je me mets à quatre pattes (déséquilibrée, bien sûr, par la cause de ma torture) ; puis, c’est de la manière la plus malhabile possible que je m’efforce à effectuer ce que les haltérophiles appellent un soulevé de terre. Et me voilà sur mes jambes ! Tout l’exercice est bien évidemment accompagné d’une farandole de soupirs à m’en décrocher les poumons, ainsi que d’une grimace dans laquelle peut se lire toute la souffrance du monde. Il est 15h00 passées, lorsque, bâtons en mains et sac sur le dos, je pars sous une pluie battante en direction du début du trail. Je longe la route goudronnée qui y mène et espère de toutes mes forces qu’un véhicule s’arrête et m’y emmène. Mais de véhicules, il n’y a point. Arrivée au début du trail, je découvre une jolie forêt et le plaisir d’être seule, au calme. Le poids de mon sac ainsi que la boue me font progresser lentement. J’arrive au camping de Port William vers 19h00. Il y a un couple de Français, on discute un peu. Je monte mon campement et mange. Il fait froid, ce soir. Tellement froid que je glisse ma couverture de survie par-dessus mon duvet.
Jeudi 28 novembre 2019 J’en chie, aujourd’hui. Mon sac est beaucoup, beaucoup trop lourd mais, par chance, il fait beau et chaud. Au moins, les affaires qui pendouillent à l’extérieur de mon sac vont pouvoir sécher en cours de route. Forêts et plages, le cadre est splendide. J’avance dans la douleur, vraiment. J’arrive à Bungaree Hut* tard le soir et m’endors rapidement. *Ce sont des cabanes gérées par le DOC. Elles offrent des endroits uniques pour se protéger des intempéries ou se reposer et récupérer lorsque l’on est dans des endroits reculés. Vendredi 29 novembre 2019 Le soleil vient chatouiller mon visage à 6h30, ce matin. Je prends le temps de méditer et de bien petit-déjeuner. Il fait beau et chaud. Je passe la journée dans la forêt, bercée par le chant des oiseaux. On pourrait presque croire que c’est l’Éden, par ici. Dommage que la forêt, qui monte et qui descend sans cesse, ainsi que la boue dans laquelle je patauge jusqu’aux genoux me gâchent un peu la vie. J’avance très, très lentement. J’arrive à Chrismas Hut tard, ce soir. L’endroit est magnifique, il y a une plage de sable immense qui s’étend au loin. Pensée du soir : mon sac me tue le dos, je n’y arriverai jamais.
Au réveil, je me demande si c’est vraiment une bonne idée de continuer la marche. Mon dos est en vrac, vraiment. Mes hanches me font mal, et mes épaules ne sont que douleurs. J’ai même deux jolis hématomes violets qui se sont formés sur chacune de mes épaules, à cause du frottement des sangles. Je remets en doute ma venue sur cette île. Je crois que j’aurais mieux fait d’attaquer le TA de suite, au lieu de commencer « comme une merde », un trail dur de dix jours d’autonomie. C’est tout moi, ça. « Oui, oui, je peux le faire. » Ouais... mais non. La jeune Taiwanaise du DOC avait raison. Ce n’est pas une balade de plaisance, et il faut être préparé un minimum, chose que je ne suis pas du tout. Je choisis pourtant de continuer. Ce matin, avant de partir, je me suis débarrassée du surplus de nourriture que je trimballe pour rien. Je l’ai laissé dans la hut. « Qui voudra se servira », me dis-je.
Je marche, je me bats, je patauge, je fais du 2km/h. Je m’enfonce dans cette foutue boue, je trébuche, j’en peux plus de porter ce sac à la con. Je m’énerve et voilà. Il commence à pleuvoir. Super ! Je pose mon sac et prends un instant pour réfléchir. Rebrousser chemin, c’est le pire des sentiments au monde mais là, j’en peux plus. Je me dis que l’île de Stewart ne fait même pas partie du TA et que j’ai quand même eu un aperçu de la beauté des lieux, même si je n’en ai pas fait entièrement le tour. Bon, tant pis. Je fais marche arrière. Là, c’est trop dur, il fait trop froid et j’ai qu’une chose en tête : retourner à Bluff pour faire ce pourquoi je suis là. C’est à dire traverser deux îles à pieds, et non trois. Comme si deux îles n’étaient pas suffisant ! Bonne idée, Lise, d’en avoir rajouté une troisième ! Sur ce, avec un sentiment d’échec, je soupire et rebrousse chemin. Je dors à nouveau à Chrismas hut ce soir et dors mal. Lundi 2 décembre 2019 Je fais de mon mieux pour tracer la route (plutôt le chemin) au plus vite, afin de rejoindre Haffman Bay, là où est niché le bled principal de l’île. Je rejoins le parking au bout du trail à 17h tapante. Et, oh miracle, je croise deux Australiennes qui sont là et qui veulent bien déposer ma carcasse (ainsi que mon odeur de cheval et la boue qui s’est incrustée de partout) à Haffman Bay. Je m’excuse pour ma dégaine boueuse et mon odeur de transpiration pestilentielle. Elles me sourient et me disent que ça ne fait rien. Ces prochains mois, je vais maintes et maintes fois renouveler ces mêmes excuses, dès que j’entrerai dans un véhicule, après avoir passé de nombreux jours à marcher et à transpirer-sa-mère sans pouvoir me laver. Je trouve un hostel pour roupiller ce soir et profiter d’une douche bien chaude ainsi que de la machine à laver. Je m’endors paisiblement vers 22h. Demain, je retourne à Bluff pour commencer ma marche. La vraie de vrai, cette fois-ci. Je me réjouis !
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